Sur Supertaff, on plaisante en disant que l'ARC commence bien avant de quitter Las Palmas. Pour certains bateaux, ça commence sans doute par un contrat avec un chantier naval et un gros chèque. Pour nous, ça a commencé par une traversée de sept jours en équipage réduit depuis le Portugal, à bord d'un ketch de 50 ans aux voiles usées, avec un moteur vétuste et un budget très serré.

Arriver sur la ligne de départ est la première traversée de l'océan. Le reste n'est que détails.

Un bateau lourd par temps calme et par gros temps.

Supertaff n'est pas un voilier moderne et léger. C'est un ketch en fibre de verre à quille longue des années 1970, d'environ 13 tonnes, conçu pour les grandes traversées plutôt que pour les remontées au vent. Sur l'eau, il ne mesure « que » 12,80 mètres, mais on a l'impression d'être sur un petit bateau. C'est à la fois un atout et un inconvénient.

Lors de la traversée du Portugal à Las Palmas, nous avons tout vu ou presque : vents forts, brise légère, mer agitée et changements de vent venant de toutes parts. C’était probablement l’une des traversées les plus exigeantes techniquement que j’aie effectuées depuis des années. Il y a eu des moments où le vent changeait de 30 ou 40 degrés en seulement quelques heures, ce qui impliquait des ajustements constants de la voile : virements de bord, prises et réductions de ris.

On croit souvent que le plus difficile, c'est le vent fort. Pourtant, sur un vieux bateau lourd, même une brise légère peut être tout aussi brutale. En dessous d'une dizaine de nœuds de vent, le Supertaff se transforme en une sculpture récalcitrante. Chaque dixième de nœud est une lutte acharnée pour maintenir l'élan d'une coque qui aspire à se poser et à se reposer.

À cela s'ajoutait un trafic commercial incessant. Le système AIS fonctionnait correctement, mais il arrivait fréquemment que cinq ou six navires se croisent à quelques kilomètres à la ronde, de jour comme de nuit. En équipage réduit, trois heures de quart suivies de trois heures de repos, un œil sur le traceur et l'autre sur l'horizon, la charge de travail était considérable.

Au moins, sur le Supertaff, on mange correctement. C'est la règle. Malgré cela, avec la plupart des systèmes et de l'entretien à ma charge, je dormais peu. Le bateau vous rappelle constamment qui est aux commandes.

Du matériel vétuste, un budget serré et apprendre à réparer l'irréparable.

Supertaff n'est pas un projet de rénovation digne d'Instagram. C'est un bateau de travail qu'il faut entretenir avec un budget moyen, mais assez serré. En moyenne, nous dépensons environ 12 000 £ par an (moyenne pondérée), ce qui paraît beaucoup jusqu'à ce qu'on prenne en compte le prix des nouveaux mâts, des nouveaux moteurs et des équipements électroniques qui semblent désormais être de série sur de nombreux bateaux ARC. Il faut faire fonctionner le matériel existant.

Lors de ce voyage, les faiblesses se sont manifestées là où on s'y attendait. La pompe à eau du moteur fuyait. Les courroies nécessitaient une attention particulière toutes les quatre heures de fonctionnement. Les voiles, âgées de 20 à 25 ans, commençaient à accuser le coup. Rien de dramatique, certes, mais l'âge engendre l'anxiété. On est toujours conscient que le moindre problème peut avoir des conséquences désastreuses si on l'ignore.

D'habitude, j'aurais apporté une pompe à eau défectueuse à un atelier de mécanique pour la faire réparer. Cette fois-ci, au large des côtes portugaises, j'ai démonté la pompe Johnson à bord, remplacé le joint d'étanchéité et remonté le tout avec les seuls outils du bateau et un peu de patience. Et ça a marché. C'était un petit boulot, certes, mais important pour moi. Si l'on veut faire le tour du monde à bord d'un vieux bateau avec un budget limité, on ne peut pas se permettre de déléguer son courage.

Il en va de même pour l'électronique. Notre GPS Garmin principal a plus de 30 ans et fonctionne toujours parfaitement. « Ancien » ne signifie pas forcément « à remplacer », mais plutôt « à entretenir, à comprendre et à respecter ses limites ».

Il y a toujours une liste. Renforcer quelques voiles. Faire réparer le moteur. Vérifier les portes des coffres. Sur un bateau comme celui-ci, la liste est interminable, elle ne fait que se transformer. Le vrai savoir-faire consiste à savoir ce qui est urgent, ce qui est important et ce qui peut attendre demain pour préserver la santé mentale de l'équipage.

C'est là que le rôle du PDG entre en jeu.

Leadership : nettoyer les poteaux ou rester à flot.

Une nuit, pendant la traversée, le vent soufflait obstinément de face et changeait constamment, rendant la manœuvre délicate. J'ai viré de bord, changé de gréement et pris un ris quatre fois en deux heures environ. Fatigué, un peu frigorifié et de plus en plus irrité, j'ai atteint ce point critique où l'on continue à s'épuiser ou où l'on s'arrête, on met la voile à la cape, on se fait un thé et on se ressource.

Nous avons choisi le thé.

Cette décision, c'est du leadership. Pas au sens grandiose du terme, comme sur LinkedIn, mais au sens fondamental de « ce qui compte vraiment maintenant ». Réunir toute l'équipe à six heures pour astiquer les poteaux donne l'impression d'être une décision ferme ; c'est aussi inutile. Laisser les gens se reposer, alors que c'est justement le repos qui leur permettra de rester performants, est souvent la décision la plus difficile à prendre.

Il en va de même dans le monde des affaires. Si les gens ne comprennent pas l'importance d'une tâche, ils l'accompliront mal. ou s'en offusquer. En mer, la boucle de rétroaction est plus courte et plus abrupte, mais le principe reste le même.

Vivre avec le passé : tourner la page, entreprise familiale et « faire de mon mieux ».

Une partie de ce récit est marquée par l'histoire. En 1998, Supertaff et moi avons chaviré à 360 degrés au large des côtes irlandaises, pris dans une tempête. Nous avons perdu nos deux mâts, la majeure partie de l'équipement de pont et une grande partie de notre fierté. Nous avons finalement été secourus par un canot de sauvetage. La reconstruction du bateau avait déjà nécessité deux ans d'efforts et de dépenses, et en un instant, tout le projet a été submergé, au sens propre comme au figuré.

Après une telle expérience, soit on vend le bateau et on se met au golf, soit on remonte en selle. J'ai choisi la deuxième option. Chaque fois que je remonte à bord, un fragment de ce souvenir m'accompagne.

Ce même entêtement caractérise Boatshed. J'ai quitté l'hôtellerie familiale florissante où travaillaient mes frères et sœurs, mes parents, mes tantes et mes oncles, pour lancer une agence de courtage de bateaux en ligne à la fin des années 1990. L'échec était tout simplement impensable. Non pas par manque d'argent, mais à cause de la perspective de devoir tout expliquer et justifier un échec. La « honte » est un moteur bien plus puissant que ne le laissent entendre la plupart des ouvrages de management.

Je garde ça en moi. Ce n'est pas héroïque. C'est simplement ma façon de faire : faire de son mieux, accepter que les choses se cassent, les réparer et continuer.

Las Palmas : grands bateaux, petites conversations.

Arriver à Las Palmas cette année m'a rappelé que l'ARC est en pleine évolution. J'y avais déjà participé, et comme beaucoup, j'avais en tête l'image d'une flotte un peu délabrée, à l'ancienne : des rêves de construction amateur, de vieux bateaux de famille, et beaucoup de bricolage.
Il en reste encore quelques-uns, mais on voit aussi beaucoup de yachts flambant neufs de 15 à 18 mètres, achetés spécialement pour l'événement, certains livrés par des capitaines, d'autres avec des skippers professionnels à bord pour la traversée. Ce n'est pas une critique, juste une observation. La flotte a changé.
En me promenant sur les quais, j'ai d'abord éprouvé un mélange d'admiration et d'un léger sentiment d'isolement. On salue quelqu'un, et souvent, les gens sont tellement absorbés par leurs propres pensées qu'ils ne nous remarquent même pas. L'association ARC organise de belles fêtes et réceptions, mais une véritable camaraderie se tisse lentement, généralement une fois que les gens ont quitté le ponton.
Je me suis surprise à m'accrocher encore plus à une règle simple qu'on m'avait inculquée à l'hôtel familial : être gentil avec tout le monde. Les capitaines des bateaux de livraison, les propriétaires, les équipages, même le gamin avec son sac à dos qui cherche un moyen de transport ; la gentillesse ne coûte rien. Appelez ça le karma si vous voulez. D'après mon expérience, c'est aussi tout simplement une façon plus efficace de vivre.

Excursions en bateau 2025 : un atout majeur dans la marina.

L'une des initiatives les plus expérimentales que nous avons mises en place à Las Palmas était Boat Tours 2025, une idée simple portée par la communauté et testée via BoatshedLabs.com.
Le concept est simple : les équipages ARC peuvent inviter d’autres équipages ARC à visiter leur bateau pendant les jours de préparation, en utilisant un format unique sur le groupe WhatsApp de la flotte.

Visites courtes, règles claires concernant la confidentialité et la sécurité, et un lien vers une page explicative. Sans complications, sans formulaires, sans statut officiel. Juste de l'apprentissage entre pairs.
Il s'agit d'un MVP au sens le plus pur du terme. Un peu de low-code, un peu de structure et une expérience d'ouverture.

Découvrez les excursions en bateau 2025 ICI

Le succès fut-il au rendez-vous ? Pas encore. Nombreux sont ceux qui hésitent encore à inviter des « inconnus » à bord, et la plupart d’entre nous avons pris l’habitude de vivre dans notre bulle. C’est précisément pour cela que je pense que c’est important. Que ce soit en voile ou en affaires, les cloisonnements appartiennent au passé. C’est le partage d’expériences qui crée de la valeur.
Nous reprendrons cette formule dans les Caraïbes et considérerons cette année comme une première tentative.

Curt, le poisson et l'importance de ne pas être trop sérieux.

Pendant que Boat Tours repoussait les limites culturelles, Curt enseignait aux gens quelque chose de beaucoup plus concret : comment pêcher son dîner.
Sa technique de pêche « pour le dîner » consiste simplement à utiliser une ligne à main, un bas de ligne en fil d'acier, un hameçon double et un leurre souple couleur crème en forme de calamar. Il suffit de la traîner derrière presque n'importe quel objet flottant et, d'après notre expérience, on attrape du poisson quand on en a envie. Nous en avons déjà pris trois lors de cette traversée et nous en avons mangé un pour Thanksgiving. Curt et Shea étant tous deux Américains, la dinde a été remplacée par du mahi-mahi et beaucoup de rires.

L'ambiance à bord de Supertaff est volontairement détendue. On ne se prend pas trop au sérieux, car l'océan se charge du reste. La sécurité est primordiale ; pour le reste, on peut se permettre d'être un peu plus souple. Là encore, le parallèle avec la gestion d'une entreprise est évident. On est plus performant dans un environnement où la sécurité, le sérieux sur les points essentiels et la détente sur le reste sont de mise.
Transmettre le matériel de pêche de Curt à d'autres équipages C'était un autre petit exemple de la façon dont le savoir devrait circuler : de main à main, sans mystère.

Technologie, assurances et une autre façon de gérer les risques
Un autre aspect, plus discret, de ce projet est une expérience menée avec Coast Insurance. J'ai rencontré Marcel, le fondateur de Coast, lors d'un salon nautique. Ancien membre d'équipage de yacht, il est arrivé sur un marché de l'assurance très traditionnel en posant des questions délicates. Sa solution : intégrer davantage de technologies à bord : des traceurs GPS en temps réel, des données de géolocalisation et d'exposition aux intempéries, voire des indicateurs de « santé » basiques provenant des niveaux de cale et des batteries.
Pour les assureurs, c'est une aubaine. Une meilleure information se traduit par une meilleure gestion des risques et, dans le cas de Coast, par des primes moins élevées. Pour moi, cela a également signifié une extension de ma couverture atlantique à un prix environ 60 % inférieur à celui des autres devis, à un moment où mon précédent assureur de longue durée avait tout simplement abandonné ce type de couverture suite à un rachat.
Nous utilisons ce passage à niveau pour observer le comportement réel de ce dispositif de suivi et des données qu'il génère. C'est un exemple concret de ce qui m'intéresse : une innovation pratique et judicieuse dans des secteurs d'activité qui reposent sur des habitudes depuis des décennies.

De la musique, 160 bateaux et la composition de sa propre bande-son entre les changements de voiles, l'entretien et les bruits habituels avant le départ.

J'ai fait quelque chose qui aurait été impossible lors de mon premier ARC : composer de la musique pour la flotte depuis le bateau.
J'ai grandi en mixant dans l'hôtel familial, essayant de maintenir en état de marche les platines, les lumières et les amplis pendant que 150 personnes dansaient. Aujourd'hui, les outils ont changé. Je travaille avec l'IA pour transformer mes propres textes en morceaux finis. C'est une forme de thérapie pour moi : je prends mes frustrations, mes observations et mes idées, je les mets en mots, puis je laisse un système les noter.

Pour cet ARC, j'ai composé « Fleet Rolling », un morceau qui mêle les noms des 160 bateaux dans une ambiance décontractée de la côte ouest américaine. Nous avons partagé le MP3 sur le groupe WhatsApp de l'ARC et la réaction a été immédiate. Les participants cherchaient le nom de leur bateau dans les paroles, nous envoyaient des messages de remerciement, et pendant un instant, cette grande flotte rutilante et un peu dispersée a pris des allures de village.
Je pourrais même en faire une version country. L'important n'est pas le genre. L'important, c'est que la technologie permet désormais de composer la bande originale de ses aventures et de la partager instantanément avec ceux qui vivent la même chose.

Le fichier MP3 de Fleet Rolling, piste 2, est disponible ICI.

Pourquoi faire cela maintenant ?

J'ai participé à l'ARC pour la première fois en 2018 et j'ai eu envie de recommencer chaque année depuis. La vie en a décidé autrement. Boatshed est une marque réputée, mais l'équipe reste petite. Prendre six ou sept semaines de « congé » ne me semblait pas vraiment authentique.
Starlink a changé la donne.
Pour la première fois, je peux être en mer et avoir toujours le sentiment d'être un membre important et actif de l'entreprise.
Nous disposons chaque jour d'une courte fenêtre de connexion que nous utilisons pour écrire, créer des outils, tester des idées comme Boat Tours 2025, partager de la musique et gérer l'entreprise.

Je refais cette traversée pour moi-même, car il y a des expériences qu'on ne peut pas simuler.

Je le fais pour Curt, qui a soixante-dix-huit ans et qui disait qu'il lui restait encore une traversée de l'Atlantique à faire.

Je le fais parce que la technologie me permet enfin d'être à la fois PDG et marin sans que l'un des deux ait à faire comme si l'autre n'existait pas.

Plus important encore, je le fais pour démontrer une chose simple : il n’est pas nécessaire de posséder un voilier flambant neuf de 18 mètres ni un équipage professionnel pour traverser les océans ou gérer une entreprise intéressante. Il vous faut un bateau en bon état, un budget réaliste, une bonne équipe, la volonté d’apprendre et les outils adéquats.

Au cours des prochaines semaines, je partagerai davantage d'éléments de cette série CEO@SEA : ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas, ce que nous sommes en train de construire et comment je pense que le modèle « entreprise clé en main » de Boatshed peut aider d'autres personnes à créer leur propre version.
Que cela signifie être votre propre PDG en mer, ou ajouter la vente de bateaux à une marina ou une entreprise maritime, c'est à vous de décider.

Pour l'instant, nous avons effectué la première traversée : nous avons atteint la ligne de départ.
Le reste, ce ne sont que des détails.